LA CONTREBANDE AU PAYS BASQUE EN 1929.
Je vous ai parlé à plusieurs reprises de douaniers et contrebandiers, des douaniers en 1931, voici aujourd'hui un article sur les contrebandiers en 1929.
CIDRE DE CONTREBANDE ASCAIN - AZKAINE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le Journal des débats politiques et littéraires, dans son édition du 29 octobre 1929, en fit un
article, sous la plume de Paul Ginisty :
"La contrebande et les contrebandiers.
La frontière d'Espagne.
II
C'est de la couleur romantique, largement dépensée, au sommet de la Rhune, cette montagne qui domine tout le pays basque, encore qu'on y ait établi, pour l'agrément des touristes redoutant les fatigues d'une ascension, un petit chemin de fer à crémaillère. Mais on n'a pas encore construit l'hôtel qui doit être édifié. On passe brusquement du wagon à un site sauvage, où a cessé la riche végétation des flancs de la montagne. C'est un désert de pierres, et ces pierres, disséminées, indiquent l'emplacement d'une ancienne redoute, utilisée en 1813 par les troupes en retraite du maréchal Soult, mais faisant encore front à l'ennemi. Au point le plus élevé, d'où la vue embrasse un immense panorama, il n'y a plus qu'une croix de bois. Un peu au-dessous de cette croix, une borne fixe les limites de la France et de l'Espagne. En faisant quelques pas vers le versant espagnol, on trouve une tombe primitive : c'est celle d'un contrebandier qui fut tué, jadis, après une longue lutte, et cette grossière sépulture nous ramène à notre sujet. L'homme qui repose là au haut de la montagne, sous le grand ciel, rappelle qu'il y a parfois du tragique dans les rencontres entre ceux qui bravent et ceux qui défendent la loi.
REDOUTE LOUIS XIV LA RHUNE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Dans le cimetière d'un village, il y a une autre tombe, la tombe d'un douanier, une victime de l'autre camp. — "Dame, dit le déterminé Itchoua, dans Ramuntcho, quand on est pris..." On peut supposer que le meurtrier, qui ne fut pas découvert, était un déserteur français, ayant de doubles raisons pour ne pas se faire arrêter.
Dieu merci, ces dénouements sanglants sont rares, mais, s'il y a des risques pour les contrebandiers, il y en a aussi pour les douaniers. L'un d'eux, tout récemment, rentrait de sa faction, dans la nuit, quand il aperçut deux ombres. Il était si près de chez lui qu'il pensa avoir affaire à des camarades.
— Alors, dit-il, vous rentrez, vous aussi ?...
Il venait à peine de parler qu'il était assailli par deux hommes et si rudement frappé à coups de bâton qu'il demeura inanimé sur le sol. Ce ne fut qu'au matin qu'il reprit connaissance, pour se traîner, dans un état lamentable, jusqu'à la première maison où il put trouver quelques secours.
De toute façon, et même sans de semblables mésaventures, la tâche de la surveillance est dure. Les contrebandiers basques sont avisés autant que hardis et, comme on l'a dit, tout le monde est avec eux.
Une expédition de contrebande d'alcool se fait selon des règles à peu près immuables, démontrées par l'expérience la plus sûre. Des éclaireurs et des espions cachés dans les passages réputés dangereux, en sont les auxiliaires indispensables. Pendant la marche, un homme, sans fardeau, précède deux autres qui portent des bidons de fer blanc contenant de 30 à 35 litres, attachés aux épaules avec des courroies souvent "empruntées" aux chemins de fer. Puis un espace de deux cents mètres, avant le deuxième groupe, composé pareillement, et ainsi de suite. Par cette formation, il y a chance, en cas de saisie, qu'elle ne porte que sur les deux premiers bidons. Les autres porteurs ont rapidement pris la fuite et dissimulé leur charge dans les buissons épineux de la montagne, où ils viendront les reprendre, ayant eu soin d'effacer les traces de leur passage, avant qu'elles puissent servir d'indices. C'est pourquoi une de ces expéditions, quand elle est contrariée, peut durer plusieurs nuits.
Ces expéditions sont montées par des "entrepreneurs" s'adressant, pour leur réussite, à des chefs de bande qui recrutent les porteurs. Bien que les contrebandiers fassent honnêtement un métier malhonnête, certains de ces entrepreneurs prennent des précautions pour que l'alcool ne diminue pas en route de degrés : ils cachètent et ensachent les bidons. C'est ainsi qu'ils partent de la "benta", ou lieu de dépôt.
Dans la grande montagne, dans les Hautes-Pyrénées, il y a ce qu'on appelle des "points de rechute", c'est-à-dire des passages que, malgré toute leur adresse, les contrebandiers ne peuvent éviter, par la raison majeure qu'il n'en est pas d'autres. C'est là qu'on peut les guetter. En pays basque, les moyens d'introduire les marchandises prohibées sont plus variés. La contrebande par la Bidassoa, dépeinte par Loti, est devenue la moins active. Mais il y a le passage par la rivière la Nivelle. Un va-et-vient de bidons peut s'y établir par des cordes. Mais, plus souvent, une quinzaine d'hommes entrent dans l'eau, où ils ont pied, et, se tenant par les épaules, forment un pont vivant. De leur main libre ils se passent les bidons. Il leur importe peu de rester mouillés longtemps : on ne fait pas ce métier-là sans être doué d'une endurance à toute épreuve.
Le contrebandier a pris ses informations sur le service des douaniers (on dira plus loin comment elles lui sont faciles à obtenir) ; il a choisi son moment ; il n'a pas à redouter de délations — il serait plutôt aidé, au besoin — ; il a pu prendre à loisir toutes ses dispositions. Le douanier ne peut compter que sur ses inductions, d'après telle ou telle menue circonstance, ou sur un hasard favorable. La lutte est forcément inégale. Cependant, il y a des exemples de belles captures, comme celle due à un lieutenant de douanes très décidé, et payant volontiers de sa personne. Une sorte de sens de divination supplée aux indications.
Accompagné d'un de ses hommes, il fait une ronde dans les postes qu'il a établis. Il a dans l'idée qu'il se passera quelque chose, ce soir-là. C'est l'heure où tombe la nuit, où tout devient indécis, l'heure que préfèrent les contrebandiers, quand ce n'est pas temps de pluie ou de bourrasque. Et voici qu'il avise de ses yeux exercés, trois hommes — les éclaireurs d'une bande, — qui se sont, un moment, réunis. Ils sont armés : l'un d'une carabine, l'autre d'un browning, le troisième d'un grand couteau. Ils échangent quelques mots, puis celui qui a la carabine en bandoulière s'éloigne. L'officier désigne au douanier l'homme au couteau, et il se jette lui-même sur l'autre tenant à la main le revolver. Tous deux roulent à terre ; c'est un rude corps à corps ; mais l'officier parvient à saisir le browning : il peut se croire maître de la situation. Singulièrement souples, les deux contrebandiers s'échappent, cependant, et prennent la fuite. Or, à ce moment même, surviennent les deux premiers porteurs. Le bruit d'un torrent ne leur a pas permis d'entendre l'écho de la scène qui se déroulait : ils viennent de se rendre compte qu'il sont tombés dans un piège. — "Tue-le ! dit l'un des deux à son compagnon, en montrant le lieutenant, je me charge du douanier". C'est une nouvelle lutte qui s'engage, avec ses péripéties violentes. Les contrebandiers sont, à la fin, maîtrisés, mais ils refusent de remettre leur charge — pièce à conviction contre eux sur leurs épaules : ils ont encore l'espoir de se soustraire à leurs gardiens. Soit ! Ce sont ceux-ci qui la porteront. Mais ils encadrent leurs prisonniers, en les prévenant qu'une balle les attend, au moindre mouvement esquissant une tentative de fuite.
CONTREBANDIERS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Et après ces arrestations difficiles, il arrive souvent que des interventions se produisent en faveur des délinquants — qui sont électeurs — et rendent vaine la répression, si laborieuse qu'elle ait été. Ce sont les dessous de la politique locale, peu encourageants pour des agents qui ont accepté de périlleuses missions.
Moins nombreux, mais plus pittoresques encore que les contrebandiers qui passent de l'alcool sont ceux qui font traverser la frontière à des troupeaux de moutons. L'heure du changement de service des douaniers a été épiée, les passages ont été reconnus par des éclaireurs. Un homme se met en tête d'une vingtaine de moutons ; deux autres, par derrière, les frappent à tour de bras pour les faire courir. La même opération recommence avec un nombre plus élevé de moutons. Ces singuliers bergers aperçoivent-ils, malgré leurs prévisions, l'uniforme redouté d'un préposé, ils abandonnent le troupeau et se mettent eux-mêmes à l'abri des poursuites. Ce n'est pas avec les douaniers qu'ils sont batailleurs. Mais ils ont des moyens d'intimidation qui, lorsque le troupeau, envoyé en fourrière dans une ferme, est mis aux enchères, empêchent les acquéreurs de faire monter les prix ou même de se présenter. C'est par un affilié de l'entrepreneur de l'affaire, n'admettant pas de concurrents, que les bêtes sont rachetées.
La vallée de Bastan, en Navarre, produit de petits chevaux aux poils longs, à la crinière épaisse. Les fraudeurs les font passer deux par deux, le second étant attaché à la queue du premier, dont un homme tient la tête. Un autre homme se cramponne à la queue du deuxième. Les deux conducteurs sont ainsi entraînés par les chevaux vigoureusement fouettés. Il faut, évidemment, avoir l'habitude de cette course. Ces chevaux bastanais sont condamnés à ne revoir jamais la lumière du jour ; ils seront utilisés dans les mines. Mais ces "passages" sont devenus moins fréquents.
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