... Je réponds à cela que les Cantabres, qui préféraient leurs rochers à toute la splendeur romaine, se gardèrent bien d'apprendre ce latin que l'ambition étudiait pour s'avilir avec élégance ; et que les barbares envahisseurs ne corrompirent pas la langue des Basques, parce qu'ils ne séjournèrent pas au milieu d'eux, et qu'ils ne firent, en quelque sorte, qu'enjamber par-dessus leurs pays. Les Basques préféraient leurs rochers à tout, et on ne se souciait pas de leurs rochers ; il en est de même encore aujourd'hui.
Il n'y a point de ville dans le pays basque ; dès lors la population ne s'y divise qu'en 2 classes, les nobles et les cultivateurs ; la noblesse (à l'exception des Belzunce et de 2 ou 3 autres familles) est pauvre sans illustration, mais sociable et hospitalière. C'est un trait particulier du caractère de la nation basque que d'exercer l'hospitalité la plus généreuse envers les étrangers qui visitent leur pays, et de prendre en aversion ceux qui veulent s'y établir ; je rappellerai à ce sujet un fait historique bien remarquable.
A l'époque où les Goths inondèrent la France et l'Espagne, en corps de nation armée, ils laissèrent dans les cantons basques des malades, et ce qu'on appelle vulgairement des traînards : plusieurs d'entre eux trouvèrent ce séjour plus agréable que celui de la Gothie et ne voulurent plus en sortir : ils se fixèrent parmi les Basques, mais ils ne purent jamais s'y naturaliser ; devenus chrétiens, ainsi que les Aborigènes, ceux-ci persistèrent pendant plusieurs siècles à n'avoir rien de commun avec eux, même dans les églises ; bénitiers, tombeaux, tout était séparé. Le nom de Goths ou d'Agoths, donné et reçu comme une cruelle injure, a fait couler le sang en plus d'une occasion. Cette aversion absurde a perdu presque toute sa violence ; de nos jours les Basques purs vivent en paix avec les Agoths, mais le préjugé a cependant encore assez de force pour devenir un obstacle aux alliances des familles, et mon guide m'a cité de jolies personnes, et qui, plus est, de grandes dots refusées sous le prétexte d'origine Agoth.
Une autre race étrangère s'était introduite beaucoup plus anciennement dans le pays basque ; elle y vivait comme dans tous les lieux où elle est répandue, dans un isolement absolu de la société dont elle ne fait jamais partie. Je veux parler de cette race vagabonde fort improprement appelée Bohémiens, et qui déjà, du temps d'Auguste et de Tibère, allait à Rome, sous le nom d'Egyptiens (que les Anglais lui donnent encore), vendre de petites images d'Isis et d'Osiris, enseigner leur doctrine religieuse et dire la bonne aventure aux maîtres du monde.
LES BOHEMIENS EN VOYAGE DE CHARLES BAUDELAIRE TABLEAU D'ALFRED DEHODENCQ 1852
On ignore l'époque reculée où ces Bohémiens se fixèrent entre les Pyrénées et Bayonne, d'où ils viennent enfin d'être chassés sans retour. Les Bohémiens erraient de temps immémorial dans cet espace ; ils y vivaient du produit de leur rapine, sans autre domicile que les forêts, les granges ouvertes et les ruines des maisons abandonnées.
"Il m'est arrivé souvent (me dit M. Destère), en voyageant la nuit, de voir des bandes de Bohémiens et des Bohémiennes danser au bruit des castagnettes autour d'un chêne en feu, où ils faisaient cuire les viandes du festin. Ce spectacle avait quelque chose de fantastique, dont l'imagination était vivement frappée."
Au milieu d'une espèce de promiscuité des deux sexes, il y avait sans doute des préférences assez longues pour qu'on puisse leur donner le nom de mariages ; cependant les enfants ne connaissaient que leurs mères, et les pères se dispensaient assez volontiers de prendre un titre auquel ils n'avaient presque jamais qu'un droit éventuel.
Quelques individus de ces bandes vagabondes se fixaient autour des habitations, et devenaient des intermédiaires dangereux, au moyen desquels les plans de rapines se combinaient mieux, et s'exécutaient plus sûrement.
Dans l'année 1804, M. de Castelane, alors préfet des Basses-Pyrénées, reçut l'ordre du Gouvernement de purger le pays des Bohémiens, dispersés en 20 endroits différents : dans une seule nuit tous furent enveloppés comme dans un filet, et conduits à bord de vaisseaux, qui les débarquèrent sur la côte d'Afrique. Cette mesure vigoureuse, qui reçut dans son exécution tous les adoucissements que la justice et l'humanité réclament, fut un véritable bienfait pour le département, et ce n'est pas le seul dont l'administration de M. Castelane y ait gravé le souvenir.
BOHEMIENS EN VOYAGE 1861 TABLEAU D'ACHILLE ZO
M. Destère entremêla de quelques anecdotes cette courte digression sur les Bohémiens. Je citerai celle qui a pour garantie son propre témoignage.
"Dans ma première jeunesse, me dit-il, je fis rencontre à Bayonne sur le pont Mayou, d'une jeune Bohémienne devenue très célèbre sous le nom de Maytémina. J'en demande pardon à l'amour, mais je n'ai jamais rien vu de si joli ; et puisqu'il faut le dire, à ma honte, peut-être, n'ai-je jamais rien tant aimé. Je ne crois pas devoir pousser plus loin cet aveu ; je pourrais encore être d'humeur à justifier à mes propres yeux de semblables folies ; mais je ne suis plus d'âge à inspirer aux autres la même indulgence. Je fus vite, mais non pas longtemps, heureux avec ma belle aventurière, qui partit au bout de quelques mois pour aller briller sur un plus grand théâtre. Bientôt il ne fut bruit à Paris que de la charmante Bohémienne, et des conquêtes superbes qu'elle avait faites ; on allait jusqu'à dire qu'elle n'était point étrangère à certaines transactions de la plus haute politique.
Au bout de 2 ou 3 ans, Maytémina, s'apercevant que son crédit baissait avec ses charmes, profita de cette observation pour revenir à cette vie de Bohémienne, qu'elle regrettait au milieu des jouissances du luxe dont l'environnaient l'amour-propre et l'amour. Elle était depuis longtemps de retour dans nos montagnes, lorsqu'une circonstance bizarre, et fort heureuse pour l'un et pour l'autre, nous réunit quelques moments.
Un soir que je descendais les hauteurs d'Agnoa pour me rendre dans un petit château qu'habitait mon père, à une lieue de ce village, je fus attaqué par une troupe de Bohémiens-contrebandiers qui dépouillaient les passants quand ils n'avaient rien de mieux à faire. Je fis d'abord assez bonne contenance ; mais en voyant arriver un renfort de brigands, je laissai dans les mains de ceux qui m'avaient attaqué mon cheval et mon porte-manteau, et je me sauvai dans les montagnes. J'errais depuis une demi-heure de colline en colline, sans pouvoir retrouver la route, lorsque je me vois de nouveau poursuivi par ces mêmes Bohémiens, que devançait une femme qui agitait un mouchoir en l'air en criant : Maytémina ! Ce nom, qui n'avait jamais retenti sans plaisir à mon oreille, suspendit ma frayeur et ma course, et j'attendis la Bohémienne. Qu'on juge de ma surprise, c'était Maytémina elle-même. Chef des contrebandiers qui m'avaient dévalisé, en visitant mon porte-manteau, elle avait trouvé son portrait sur une boîte qu'elle m'avait donnée jadis, et que je possède encore ; éclairée par cet indice, elle volait sur mes pas, et venait me rendre mon cheval et les effets qui m'avaient été pris. Peu d'années avaient opéré sur Maytémina de sévères changements : ma reconnaissance n'emprunta rien d'un sentiment plus tendre. Elle me conduisit jusqu'à la porte de la maison où je me rendais, en riant des conseils que je lui donnais, et des craintes que je témoignais sur l'avenir qui lui était réservé. Nous nous séparâmes.
GITANS REMPAILLEURS A HENDAYE PAYS BASQUE D'ANTAN
Peu de jours après, je fus informé, à Bayonne, des dispositions qui se faisaient pour s'assurer de la bande des Bohémiens-contrebandiers ; et comme il est toujours plus ou moins désagréable de voir pendre l'objet qu'on a aimé, et dont on a le portrait dans sa poche, je fis parvenir à Maytémina un avis secret dont elle pouvait seule profiter, et au moyen duquel cette célèbre Bohémienne parvint à se soustraire au châtiment qui ne tarda pas à atteindre ses associés".
Merci ami(e) lecteur (lectrice) de m'avoir suivi dans cet article.
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