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mardi 4 avril 2023

JOURNAL D'UN OFFICIER ANGLAIS AU PAYS BASQUE EN 1813 ET 1814 (troisième et dernière partie)

 

JOURNAL D'UN OFFICIER ANGLAIS EN 1813 ET 1814.


Pendant les guerres napoléoniennes qui se sont passées au Pays Basque Nord et Sud, en 1813 et 1814, des écrits de soldats et officiers anglais qui y ont participé sont parvenus jusqu'à nos jours.



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BATAILLE DE VITORIA-GASTEIZ 21 JUIN 1813
PAYS BASQUE D'ANTAN



Voici ce que rapporta à ce sujet l'hebdomadaire La Revue Politique et Littéraire, le 13 août 1892, 

sous la plume de Jacques Normand :



"The Subaltern." 

Journal d’un officier anglais, 1813-1814. 



Je n’ai pas la prétention, non plus que notre auteur, d'ailleurs, d’entrer dans le détail de toutes les opérations qui eurent lieu autour de Bayonne. Le plan de Wellington, qui consistait à couper entièrement l'armée de Soult de la ville, après l’avoir attiré hors des travaux qu’il y avait élevés, était couronné de succès. Le maréchal se retirait sur Peyrehorade, puis sur Orthez, où, après une sanglante bataille, il commençait son admirable et savante retraite sur Toulouse.



Bayonne, qui était regardée avec raison comme le boulevard du Sud-Ouest en France, restait donc seule devant l’invasion, avec une garnison suffisante comme nombre, mais composée en grande partie de recrues inexpérimentées. Soult, d'ailleurs, avait mis les fortifications en excellent état et avait confié le commandement en chef au général baron Thouvenot, un officier expérimenté et énergique, qui s’était déjà distingué par sa défense de Burgos.



général guerre napoléon
GENERAL PIERRE THOUVENOT



La première opération que durent entreprendre les alliés pour investir la ville fut de s’emparer de la rive droite de l’Adour. Il fallait pour cela faire traverser le fleuve à un détachement d'infanterie, afin de protéger le pont que lord Wellington avait résolu d’établir. Le passage se fit sans encombre, sur des radeaux improvisés.



Ce pont sur l’Adour devait être formé de chasse-marées, de petits navires et de bateaux plats, recouverts transversalement par des planches de sapins et reliés entre eux avec des cables solides. Ces navires, réunis à Socoa, attendaient un bon vent pour faire leur entrée dans l’Adour. On sait combien cette entrée est difficile dès que la mer devient un peu forte, et cela est fréquent dans le golfe de Gascogne. La "barre" est une des promenades les plus fréquentées par les baigneurs de Biarritz, et à juste titre, car il est difficile de voir une lutte de flots plus belle. Par les gros temps, le spectacle est saisissant.


pays basque autrefois adour
ADOUR 1814
PAYS BASQUE D'ANTAN

On comprend sans peine combien il était malaisé pour la flotte anglaise de franchir cette redoutable barre, d’autant plus que ce n’était pas l’époque des grandes marées et que, comme le dit un peu naïvement notre officier, on ne pouvait retarder les opérations militaires pour les attendre. Le contre-amiral Penrose, commandant la croisière, décida que, dès la première brise favorable, on forcerait le passage à tout prix. C’est le 24 janvier qu’il eut lieu. Le récit qu’en fait le lieutenant est d’une simplicité poignante. La mer devient pour un moment notre alliée aveugle et engloutit bien des êtres jeunes et vaillants :


En montant sur une éminence, nous aperçûmes une escadre d’une trentaine de petits navires qui cinglaient, toutes voiles dehors, vers la barre, sur laquelle les vagues, portées par un vent du nord-est, brisaient en écume blanche. Les bords du fleuve et toutes les hauteurs étaient remplis de généraux et d’officiers d’état-major. Personne ne parlait : l’escadre et ses manoeuvres, dont dépendaient la vie des braves gens qui la montaient, semblaient absorber l’attention générale, et chacun regardait dans la même direction en silence et dans la plus complète immobilité.


Les navires, portés par la brise, s’avançaient avec une vitesse effrayante ; les vagues s’élevaient si haut, et il y avait si peu d’eau sur la barre, qu’il me semblait qu’on m’enlevait un poids de la poitrine quand je les voyais soudain appuyer sur le gouvernail et virer de bord. De la mer, la perspective devait être effrayante, et des marins anglais eux-mêmes se demandèrent pour la première fois de leur vie s’ils pourraient faire face au danger. Leur hésitation ne fut pas de longue durée ; un bateau espagnol, à rames, maoeuvré par le lieutenant Cheyne et cinq marins du Woodlark, se jeta avec beaucoup d’à-propos sur une vague ; celle-ci le porta jusqu’au delà du banc de sable, et il fut salué par de longues acclamations quand on le vit s’avancer fièrement dans le fleuve. Le deuxième navire était une prise, un grand bougre de pêche français, monté par les marins d’un transport, et suivi de près par une canonnière commandée par le lieutenant Cheshire ; tous les deux franchirent heureusement la barre, mais le quatrième fut moins heureux. C’était une goélette pleine de monde et commandée par le capitaine Elliot ; je ne sais pas si le vent changea soudainement ou si malheureusement quelque cordage se rompit, toujours est-il que, au moment où la goélette prenait la lame, la voile principale de son mât de derrière s’abattit ; elle présenta aussitôt le flanc aux brisants et chavira immédiatement. Son brave capitaine et plusieurs de ses hommes périrent ; le reste de l’équipage fut heureusement sauvé.


L’horreur que nous éprouvâmes à la vue de ce naufrage fut de courte durée, car notre attention fut attirée bientôt sur les autres navires qui approchaient. Ils traversèrent tous sans encombre, sauf un chasse-marée qui partagea le sort de la goélette. Le petit navire tournoya un instant, juste assez pour nous laisser voir les gestes désespérés des marins et nous permettre d’entendre leurs cris, puis il fut frappé par une vague énorme et chavira la quille en l’air. Pas un homme n’échappa. Parmi eux se trouvaient plusieurs aspirants de marine, tous jeunes gens d’avenir...



Le pont une fois établi, les alliés envoient de grandes forces sur la rive droite de l’Adour. La facilité avec laquelle le général français laissa s’effectuer ces opérations semble incompréhensible à certains historiens, d’autres l’expliquent au contraire par des considérations où il serait superflu pour nous d’entrer. Après un combat sanglant au Boucau, les Français doivent se retirer, et les alliés établissent leurs postes avancés au village de Saint-Étienne, à demi-portée de la redoute la plus proche.



Dès lors, l’investissement de Bayonne se trouve complet. Et il est curieux de voir combien, même en pleines hostilités, — à cette époque où le service obligatoire ne drainait pas en quelque sorte l’élément viril de tout un peuple, — l’activité, la vie continuaient aux abords des armées belligérantes. De véritables marchés, où l’on semble presque oublier l’état de guerre, s’établissent à quelques pas des champs de bataille :


Le village de Boucan présentait à cette époque un curieux spectacle. Il n’avait pas été abandonné par ses habitants ; tous ou le plus grand nombre étaient restés tranquillement chez eux. Leurs petits magasins n’étaient pas fermés, et une foule de chalands encombraient les auberges ; cuisiniers, domestiques, hôtesse, hôtelier étaient en mouvement du matin au soir. Des foules de paysans allaient et venaient, chargés d’œufs, de beurre, de fromage, de volailles ; ces marchandises étaient exposées en vente au centre de la place, un grand carré entouré de murs élevés, dont les côtés étaient occupés par des tentes de cantiniers, des échoppes de porter et de pâtissiers. Il y avait même des tables chargées d’objets de quincaillerie, de souliers, de bas, etc. En outre, la place était remplie de monde, soldats et paysans, qui riaient, et parmi lesquels régnait la plus grande gaieté. C’était une source constante de distractions pour l’observateur ; par exemple, les efforts inutiles d un soldat anglais pour faire la cour à une jolie Française, ou ceux non moins vains d’un grave Allemand qui cherchait à tromper quelque paysan plus avisé et plus positif que lui. Le croisement de toutes les langues de l’Europe, les essais faits de tous côtés pour faire comprendre par signes ce que la parole ne pouvait rendre offraient encore un agréable passe-temps. Sous cette apparente confusion régnait un ordre parfait. Il n’y eut pas un seul cas de violence fait aux habitants ou aux propriétés.



Pendant ses dernières pages, le journal du lieutenant se ressent de la monotonie d'un blocus. Campé toujours dans le même emplacement, n’ayant avec les assiégés que des engagements assez rares, bornant son rôle, la plupart du temps, à protéger ses hommes et à se protéger lui-même contre une canonnade et une fusillade incessantes, il n’a plus rien de rare à raconter, et comme la sincérité est sa plus grande qualité, il ne raconte rien ou presque rien. L'intérêt ne commence à renaître qu’au moment où le siège va prendre fin et où la nouvelle de l’entrée des alliés à Paris arrive dans le camp anglais, dans la nuit du 11 avril 1814. Il serait difficile de dire l’effet que produisit ce message :


Nous pouvions à peine y croire, et quelques-uns mêmes allèrent jusqu’à affirmer que la chose était impossible. Ensuite vint la pensée de la paix, d’une cessation immédiate des hostilités et d’un prompt retour en Angleterre, auprès de nos amis et connaissances ; enfin, et c’est le sentiment qui domina le plus, la crainte d’être mis en demi-solde. Pour le moment, cependant, nous nous réjouissions à la pensée d’être délivrés des travaux ennuyeux et incessants d’un siège, et nous prévoyions avec plaisir que nous allions entrer en relations amicales avec les braves gens contre lesquels nous avions si longtemps combattu sans aucun sentiment de haine. Je crois aussi que la connaissance de ce qui s'était passé à Paris causa quelque relâchement dans la vigilance avec laquelle nous nous étions gardés jusque-là ; du moins je ne peux pas exprimer autrement la complète surprise de nos avant-ports au village de Saint-Étienne quelques nuits après.



Cette surprise fut la fameuse sortie du 14 avril : sortie désespérée des assiégeants et sur la légitimité de laquelle les Français et les Anglais ne sont point d'accord. Ces derniers prétendent, en effet, que le général Thouvenot, informé par un parlementaire anglais de la cessation des hostilités entre les deux nations, n’avait plus le droit d’ordonner la sortie ; les Français prétendent, au contraire, qu'il ne devait tenir aucun compte de cette communication du parlementaire ; que, tant qu’il n’avait reçu aucun avis officiel du maréchal Soult, sous les ordres directs de qui il était placé le devoir du commandant de place était de ne rien changer à sa manière de faire et de tenir toujours et quand même. Notre jeune lieutenant, naturellement, prend le parti de ses compatriotes et qualifie cette sortie "d’essai de tricherie". L’expression est cruelle et d’ailleurs, l’historien anglais Napier fait bonne justice de cette accusation. Il dit, en effet, en propres termes, que le gouverneur fit naturellement peu de cas de communications irrégulières qui pouvaient avoir pour but de le tromper.



Quoi qu'il en soit, cette sortie fut sanglante de part et d'autre. Le souvenir en est encore bien vivant à Bayonne et dans tout le pays. Vers trois heures du matin, les troupes anglaises sont soudain réveillées par le bruit d’une fusillade aux avant-ports. Les piquets sont engagés sur toute la ligne. Les clairons sonnent. On s'habille, on s’équipe en hâte, et un quart d'heure après le 85e d’infanterie est chaudement et désespérément engagé. De cet engagement, le lieutenant nous donne un récit mouvementé, qui confirme les récits des historiens bayonnais Morel et Baylac :


L’ennemi était sorti en deux colonnes d’attaque. L’une s’était dirigée vers l’église et la rue de Saint-Étienne ; l’autre, ayant forcé la barricade de la grande route, s'avançait vers le château, où nous avions commencé à établir une batterie de mortiers. Cette sortie avait été préparée si habilement, que les sentinelles qui se trouvaient devant ces deux divisions furent surprises avant de pouvoir décharger leurs armes en signe d’alarme. Nos piquets, pris à 1'improviste, furent assaillis par l’ennemi, qui s’avança sur le bord même des tranchées, où nos hommes étaient couchés, et les fusilla à bout portant. Un poste commandé par un sergent, et préposé à la garde du canon placé dans le village, fut pris de la même façon et le canon capturé. Ceux qui étaient dans l’église furent préservés du même sort, uniquement grâce au soin qu’on avait pris de barricader les portes de façon à ce qu’un seul homme à la fois pût pénétrer dans l’intérieur. L’église fut entourée et assiégée, mais vaillamment défendue par le capitaine Forster, du 38e régiment, et par ses hommes...


Les assaillants s’élevaient à cinq ou six mille hommes, et les nôtres, n’étant pas plus de mille, perdaient rapidement du terrain. La grande route et plusieurs chemins parallèles étaient au pouvoir de l’ennemi, le village de Saint-Étienne rempli de Français, quand sir John Hope (le général en chef de l’armée alliée) arriva à l’entrée d’un chemin creux dont la défense avait été confiée à une troupe nombreuse qui était en pleine retraite.


— Pourquoi allez-vous dans cette direction ? leur cria le général.

— L’ennemi est là, répondirent-ils. 

— Eh bien, il faut le chasser. 


En disant ces mots, sir John donna de l’éperon à sa monture. Une masse de Français qui étaient devant lui firent feu, et son cheval tomba. En s’apercevant de la chute du général, les Anglais se mirent à fuir, et sir John Hope, qui était un homme de grande corpulence, qui avait en outre deux blessures graves et une jambe engagée sous son cheval, resta à la merci des assaillants...


Un combat comme celui que je viens de décrire est toujours accompagné d’un carnage plus grand des deux côtés que ne l’est une bataille donnée dans les règles et combattue avec méthode. De notre côté, neuf cents hommes étaient tombés ; du côté de l’ennemi, plus de mille, et le combat avait eu lieu sur un espace si restreint, que même l’œil expérimenté d’un vieux soldat aurait conjecturé, d’après les tas de cadavres, que les pertes étaient plus considérables. La rue de Saint-Étienne en particulier était couverte de morts et de blessés. Autour du canon, ils gisaient en monceaux ; un artilleur français était tombé là avec sa mèche dans la main ; il était étendu, la tête fendue en deux. La bouche et la culasse de la pièce étaient enduites de sang et de cervelle ; derrière elle se trouvaient plusieurs cadavres de soldats des deux nations, dont la tète avait été évidemment brisée à coups de crosse. Des armes de toute sorte, les unes brisées, les autres entières, étaient semées partout. Parmi les morts, de notre côté, se trouvait le général Hay, frappé par une balle qui pénétra dans l'intérieur de l’église par un créneau. C’était, en un mot, une des affaires les plus rudes et les moins satisfaisantes de toute la guerre ; de braves gens étaient tombés quand leur mort n’était plus utile à leur pays et beaucoup de sang avait coulé en vain.



Le 20 avril, la guerre fut considérée comme terminée. Le 28 avril, le drapeau blanc remplace le drapeau tricolore sur les remparts de Bayonne. Mais les troupes et la population n’admettaient qu’à contrecœur le nouvel état de choses, et le lieutenant affirme que tous les canons qui durent saluer le drapeau blanc étaient chargés de boue et de sable, "comme si cette turbulente garnison avait résolu d’insulter autant qu'elle le pourrait à une autorité à laquelle elle ne se soumettait que parce quelle y était contrainte". En ce cas, et après les souffrances d’un pareil siège, il semble bien que cette turbulence peut s’appeler du courage.



Le journal de campagne du Subaltern se termine par quelques réflexions philosophiques où perce l'âme du Révérend Père. Et, comme dernières lignes, nous lisons ce distique, assez peu de circonstance, nous paraît-il, après le récit d'aussi sombres batailles :


Te each and ail a fair gond night 

And rosy dreams and slumberg bright. 


A chacun et à tous une excellente nuit, 

Des rêves couleur de rose et un sommeil léger.



Pendant mon séjour à Biarritz, j'ai parcouru toutes les localités citées par le jeune officier : Saint-Sébastien, Irun, Fontarabie, Hendaye, Urrugne, Bidart, le Boucau, Bayonne ; j’ai pu aisément, carte en main, suivre toutes les opérations racontées par lui ; au lac Mouriscot, autour duquel on s’est tant battu et d'où la sentinelle affolée croyait voir, par la nuit de tempête, surgir des fantômes, un petit pêcheur m’a dit avoir trouvé de vieilles baïonnettes rouillées et un boulet de canon à moitié enfoui dans la vase. Au cimetière Saint-Étienne, j’ai vu, pieusement entretenues, les tombes des officiers anglais où la nombreuse colonie anglaise va faire un pèlerinage annuel. J’ai vu tout cela, et il m’a semblé, par moments, mener l’existence rude et glorieuse d’un de ces vaillants...



pays basque autrefois cimetiere
CIMETIERE DES ANGLAIS BAYONNE
PAYS BASQUE D'ANTAN


Aujourd’hui, dans ces lieux où la mort farouche a sévi, la vie joyeuse éclate. Anglais, Espagnols, Français se coudoient, se saluent et s’unissent dans la constante chasse au plaisir ; les rapides voitures de Biarritz, avec leurs cochers galonnés d'argent, sillonnent les routes ; on joue, on danse au Casino ; sur la plage grouillante de monde, à l’heure du bain, les bouquetières portent leurs paniers fleuris dont les senteurs se mêlent aux brises salées. Moins d’un siècle passe et tout s’efface, tout s'oublie... Et l’on se demande à quoi a servi tant de sang répandu dans le passé, — et aussi bien à quoi servira, dans un siècle, tout le sang qui se répandra peut-être, hélas ! dans l'avenir."



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