MANIFESTATION INTERDITE POUR LES CATHOLIQUES BASQUES À SAINT-SÉBASTIEN EN 1910.
Durant l'année 1910, ont lieu, en Espagne, et en particulier en Pays Basque Sud, de nombreuses manifestations de catholiques.
Voici ce que rapporta à ce sujet le quotidien Le Figaro, le 13 août 1910, sous la plume de Guillen :
"La Semaine étrangère du "Figaro".
Lettres d'Espagne.
La manifestation avortée.
Madrid, 10 août.
C'est surtout en matière de politique espagnole qu'on peut dire que les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Vendredi dernier, tout était au drame. Le gouvernement déclarait que, devant l'obstination factieuse des comités catholiques des provinces basques de la Navarre à réaliser la manifestation interdite de Saint-Sébastien, il était prêt à user, d'une extrême rigueur en concentrant, outre les renforts déjà partis, 5 000 autres hommes et au besoin même 50 000.
Les Madrilènes se pressaient sur le passage des régiments en tenue de campagne dont le départ évoquait, à un an de distance, le souvenir de celui des troupes expéditionnaires, pour la campagne du Rif, et aux acclamations qui saluaient leur défilé se mêlait un sentiment d'angoisse presque aussi intense qu'alors, car sans aller jusqu'à craindre l'explosion d'une guerre civile préméditée, on pouvait redouter que la résistance même passive d'une masse exaltée à la force publique provoquât quelque collision sanglante et fratricide.
Mais, à peine les trains militaires en route, on apprenait que les organisateurs du mouvement, reculant au dernier moment dans la voie périlleuse où ils s'étaient engagés, donnaient contre-ordre aux manifestants. Dès lors, on se hâta de rire de ce que beaucoup avaient pris d'abord au tragique. Les "Donostiarras", nom basque assez imprévu des habitants de Saint-Sébastien, que le même dialecte dénomme d'ailleurs Easo, doublement rassurés dans leurs convictions libérales et dans le souci de la prospérité de leur plage, allèrent en quête des émotions fortes qui leur étaient heureusement épargnées dans la rue, à la "plaza de toros", et le seul événement du jour fut la réapparition du célèbre matador "Bombita" après la blessure qui, l'ayant privé du petit doigt de la main gauche, fit courir le bruit de sa retraite, aussitôt démentie par lui-même ; car, déclare-t-il, dans une savoureuse autobiographie qu'il vient de publier et qui relate, en même temps que sa carrière tauromachique, ses opinions politiques, voire littéraires, en témoignant notamment son goût très vif pour l'œuvre de Jules Verne, seules les cornes des taureaux ou les injures du temps le retireront de vive force de l'arène.
CORRIDA AVEC BOMBITA PEPETE ET GALLITO PAYS BASQUE D'ANTAN |
PLAZA DE TOROS SAINT-SEBASTIEN DONOSTIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Les colonnes que la presse destinait au récit de tragiques événements ont donc été remplies par les comptes rendus de la "corrida" ou par les descriptions burlesques de l'effarement de braves paysans qui, partis de chez eux à pied pour Saint-Sébastien, la veille, sous la conduite de leurs curés et dans l'ignorance du contre-ordre et abandonnés à leur arrivée par leurs trop prudents mentors, erraient, troupeau sans pasteur, à travers les rues de la ville. Et les journaux anticléricaux d'en conclure que le gouvernement serait bien bon désormais de se gêner avec ces "poules mouillées" de catholiques.
À vrai dire, ces dédains sont aussi injustifiés que les alarmes excessives que certains des mêmes journaux exprimaient quelques heures avant. On ne peut méconnaître la ferveur religieuse de la grande majorité des populations de cette contrée qu'on a qualifiée de Vendée espagnole (mais plus irréductible encore parce qu'elle offre une race et une configuration spéciales), ni l'ascendant du clergé sur elle ; on ne saurait contester davantage la bravoure dont Basques et Navarrais ont toujours fait preuve et qu'ils déploieraient encore au besoin pour la défense de ce qu'ils croient la cause de la foi.
J'ai entendu dire à M. Canalejas lui-même que, s'il réprouve les agissements des meneurs, il excuse et il admire presque l'exaltation et l'énergie de ces campagnards tout en regrettant qu'elles soient égarées. Je sais de bonne source que le gouvernement redoutait la mobilisation de plus de 80 000 personnes des deux sexes et de tous les points du pays, et, s'il avait méprisé de tels adversaires, il n'aurait point accumulé de légitimes mesures de précaution.
JOSE CANALEJAS MENDEZ PRESIDENT DU CONSEIL DES MINISTRES ESPAGNOL DE FEVRIER 1910 A NOVEMBRE 1912 |
Il n'y avait guère, il est vrai, plus de deux mille hommes de troupes à Saint-Sébastien même ; mais d'autres forces étaient échelonnées aux alentours ou le long des voies ferrées y conduisant, et l'envoi d'autres renforts préparés, fut contremandé à la nouvelle de la suspension de la manifestation.
Après cette suspension, certains journalistes étrangers étaient mal venus à s'étonner de l'absence de groupes cléricaux et à l'attribuer à l'abstention des manifestants eux-mêmes. S'ils sont restés chez eux, c'est en vertu de la nouvelle consigne des organisateurs qu'ils auraient aussi aveuglément suivie si elle leur avait prescrit de marcher de l'avant malgré la menace des baïonnettes.
Qui voudrait se convaincre de cette ferveur, capable de tant de sacrifices, n'a pas besoin de pousser ses investigations jusqu'aux villages perdus dans la montagne. La visite d'une ville comme Pampelune, le spectacle de ses églises sombres et trapues comme des forteresses, remplies presque à toute heure d'une foule agenouillée, non seulement de femmes comme dans d'autres régions d'Espagne où la légende du prétendu fanatisme clérical est au contraire démentie par la pénurie des fidèles dans les temples, mais d'hommes au masque grave, énergique, recueilli, suffiront à l'édifier sur la profonde religiosité de ce pays et de ce peuple encore distinct au sein de la nationalité espagnole.
Les éléments libéraux ne se trouvent vraiment en nombre qu'à Saint-Sébastien, station balnéaire empreinte de cosmopolitisme par le double afflux des baigneurs madrilènes et des touristes étrangers, et à Bilbao, centre minier et industriel, dont la population, quintuplée en ce dernier siècle, compte beaucoup d'ouvriers de provenances diverses.
PLAGE SAINT-SEBASTIEN DONOSTIA 1910 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Il semble donc hors de doute que si les organisateurs avaient persisté, dans leur téméraire et séditieux projet, des milliers de croyants auraient répondu à leur appel, prêts à en affronter toutes les conséquences. Ce sont les chefs et non les soldats qui ont reculé. Cette constatation est du reste tout en faveur du gouvernement, car non seulement elle rehausse l'importance de son succès, mais en garantit la durée.
La rébellion paraît, en effet, être ainsi décapitée, puisque les promoteurs de la manifestation, après avoir hautement annoncé qu'elle aurait lieu coûte que coûte et qu'ils se mettraient à sa tête, y ont renoncé au dernier moment en invoquant les motifs et les difficultés dont ils affirmaient auparavant qu'elles ne les arrêteraient pas. On ne peut que les féliciter de leur décision pour la paix publique ; mais eux-mêmes doivent bien se rendre compte qu'elle les discrédite auprès de leurs plus chauds partisans, dont l'enthousiasme et la discipline s'en ressentiront désormais, comme il arrive aux troupes contraintes à la retraite avant de combattre, en dépit des vibrantes proclamations de leur général.
L'organisation dans toute l'Espagne de comités catholiques analogues à ceux des provinces basques, sous la direction d'un conseil central, et l'annonce d'une imposante manifestation en septembre, que le gouvernement ne pourrait guère empêcher cette fois, après s'être engagé à l'autoriser partout ailleurs et dans toute autre circonstance que celle de dimanche dernier, ne parviendront donc sans doute pas à effacer l'impression, démoralisatrice pour les cléricaux et stimulante pour leurs adversaires, de l'échec de cette première tentative devant l'offensive vigoureuse de M. Canalejas.
D'autre part, on a remarqué que l'intérêt privé qui, si grand et sincère que soit le prosélytisme, fait toujours entendre sa voix, déconseille à bien des personnalités de l'extrême droite, qui ont créé dans ces régions des entreprises prospères, non existantes lors des guerres civiles d'antan, de les compromettre dans de nouvelles aventures.
Enfin, les récents événements ont résolu, au détriment des ultra-cléricaux, l'inconnue du problème qui consistait dans l'attitude des conservateurs proprement dits et de la fraction de droite de ce parti, composée des catholiques, qui, jadis enrôlés sous la bannière carliste contre la République de 1873, s'étaient ralliés à la dynastie alphonsine, après la restauration de 1876, avec le marquis de Pidal.
LUIS PIDAL Y MON |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire