DEUX JOURS CHEZ PIERRE LOTI À HENDAYE EN FÉVRIER 1911.
Pierre Loti, nommé au commandement de la station navale d'Hendaye, s'installe dans une modeste maison de la cité frontalière en décembre 1891, maison que de nombreux touristes veulent connaître.
Voici ce que rapporta à ce sujet le quotidien Le Figaro, le 16 février 1911 :
"Deux journées chez Pierre Loti.
La princesse Lwoff, de Moscou, dont on connaît la haute situation en Russie et qui possède, avec la plus complète connaissance de notre langue, un vrai talent d'écrivain, nous adresse ces jolies impressions de journées qu'elle passa chez Pierre Loti, pendant ses séjours en France.
La trop rare présence, en ce moment, à Paris de l'illustre auteur de Madame Chrysanthème donne une agréable actualité à cet article qui nous arrive.
La première fois que je vis Pierre Loti, ce fut à Hendaye, dans sa petite maison, au bord de la Bidassoa, où il habitait alors avec sa femme et son fils.
Que de moments délicieux j'ai vécus dans cette maisonnette blanche aux volets verts, couverte de plantes grimpantes, dont les terrasses sont suspendues au-dessus de l'eau et dont le petit jardin aux fouillis de verdure sombre devient mystérieux à la nuit.
MAISON DE PIERRE LOTI HENDAYE - HENDAIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
C'est là qu'un soir Loti me fit entendre les chants basques si originaux, si mélancoliques, et le cri de ralliement si sauvage de ces contrebandiers aux bérets crânement posés sur l'oreille, aux bons visages hâles, aux yeux vifs, que je revois encore.
Loti écoutait attentivement ces chants qu'il aime et parlait à ses "camarades", les pelotaris, leur langue étrange.
Loti, quand on le connaît, est simple, cordial et charmant, plein de gaieté et de verve à ses heures, amusé d'un rien, comme un enfant, comme quelqu'un qui n'aurait pas vu tous les pays du monde, et tant de choses ; souvent, profondément mélancolique aussi ; et sa devise : "Mon mal j'enchante", est vraiment bien choisie.
J'ai toujours eu l'impression qu'il y avait en lui un mal complexe fait d'aspirations, de désirs, de vagues inquiétudes, qu'il tâchait d'"enchanter" en prenant à la vie ce qu'elle offre d'agréable et, parfois, d'imprévu.
Ce qui m'a toujours infiniment charmée en Loti, c'est que je n'ai jamais senti entre nous ces maintes petites choses dissemblables qui, d'ordinaire, mettent une gêne dans les relations de personnes d'origine et de pays différents.
Son merveilleux sens intuitif lui permet de s'acclimater aussi bien aux pays de neige et de froid qu'au midi ardent et langoureux, à l'existence nerveuse des cités qu'à la vie calme de la campagne. Mais ce sont surtout les âmes naïves, humbles, primitives, qui l'attirent. Il les dépeint avec cette simplicité d'expression qui fait la force et le charme de son merveilleux talent.
Un simple fait, un personnage qui à première vue ne présente aucun intérêt, un paysage incolore et monotone décrits par lui se parent aussitôt d'on ne sait quel attrait de fine et exquise poésie. Et quelle extraordinaire puissance de suggestion il a !...
Il y a dans sa manière de raconter quelque chose de si vivant et de si frais qu'il me semble avoir connu et aimé telle ou telle de ses parentes ou avoir assisté à tel ou tel événement de son enfance.
Un jour, j'ai trouvé sur ma table, en rentrant, une enveloppe à larges bords noirs, et reconnaissant l'écriture de Loti, je me suis demandé avec angoisse : "Quel deuil, quelle tristesse est encore venue troubler sa vie?" Il a déjà si souvent eu la douleur de perdre des êtres qui lui étaient chers !
La lettre m'annonçait la mort de sa sœur, Mme Marie Bon. Et en un instant le visage si sympathique, encadré de bandeaux blancs, la taille un peu voûtée de la défunte se sont évoqués à ma mémoire.
J'ai cru entendre sa voix douce me dire, quand j'entrais chez elle, pour la première fois ; "Vous êtes une amie de Loti, madame, je suis heureuse de vous recevoir."
Je me suis retrouvée en pensée dans le petit salon de la modeste demeure qu'elle habitait, à Rochefort, tout à côté de celle de son frère. Malgré la pittoresque élégance de celle-ci, elles forment un ensemble harmonieux, ces deux maisons, séparées seulement par une voûte enguirlandée de plantes grimpantes.
MAISON DE PIERRE LOTI 17 ROCHEFORT-SUR-MER |
Le. petit salon, plein de souvenirs du temps passé, était bien le cadre qui convenait à cette charmante vieille dame si jeune de sentiments, qui semblait vivre plus dans le passé que dans le présent. Je ne connaissais pas encore sa famille, et pour moi elle était surtout la sœur de Loti.
Depuis, j'ai rencontré Mme Bon à Paris, mais toujours, quand je pense à elle, c'est à Rochefort, dans ce petit salon que je la revois, ou à côté, dans la maison de Loti ; cette maison où tous deux sont nés, lui, dix-sept ans après la naissance de sa sœur. C'est là qu'elle-même, peintre de talent, admirait les premiers dessins enfantins de son frère, dont le grand plaisir était de rester dans son atelier ; c'est là qu'elle voyait grandir son talent pour la musique, c'est de là qu'ils partaient tous deux pour les petits voyages dans le Midi qu'ils faisaient chaque été. C'est avec elle qu'il a vu pour la première fois la mer et les montagnes, et c'est elle, cette tendre sœur, qui, pressentant le grand avenir de son frère, prise d'une rêverie inquiète, s'est demandé : "Que sera cet enfant ?"
J'ai là, devant moi, l'une de ses lettres reçues d'elle l'année dernière, quand j'écrivais un article sur Loti pour un journal russe. Elle me dit : "J'ai consacré une partie de ma jeunesse à élever ce petit frère adoré... Je m'en occupais sans cesse, comme s'il eût été mon fils, et pour seconder ma mère, dont la vie était très prise".
Et toujours, quand elle parlait de lui, son visage s'illuminait de cette tendre affection qu'elle avait eue pour lui toute sa vie, et, chaque mot se rapportant à lui, son nom prononcé par elle n'était que charme et poésie.
Il l'aimait bien, lui aussi, il l'avait toujours aimée ; mais il était, lui, le gâté, l'adoré, qui avait rempli ses moindres pensées jusqu'à son mariage et qu'elle avait continué à aimer tendrement jusqu'à sa mort.
Je voudrais dire encore bien des choses sur la sœur de Loti. Hélas ! je l'ai vue trop peu à mon gré, assez pourtant pour l'apprécier et pour comprendre que tout dans cette noble vie n'a été que douceur, dévouement et bonté.
C'était il y a trois ans. J'étais venue passer quelques jours chez Loti, à Rochefort, dans cette maison où il a su, malgré la magnificence des trésors rassemblés là, mettre tout le charme, toute la poésie que l'on retrouve dans ses livres.
En regardant toutes les choses rapportées de ses lointains voyages, j'ai involontairement pensé à ces cailloux, à ces coquillages, à ces menus objets-souvenirs qu'enfant il emportait, de partout où son cœur s'était donné, où sa sensibilité avait vibré, et j'ai compris que ce n'était pas seulement l'amour des choses belles, mais surtout le désir de se voir entouré des témoins de ses jouissances, de ses rêves, de ses tristesses même, qui l'a fait réunir là tous ces trésors.
Dans tous ces objets groupés, non avec un art étudié, mais avec le sentiment inné de la beauté et de l'harmonie, on sent la présence de Loti, son âme.
J'ai eu du plaisir à voir ces collections sans pareilles choisies avec un goût sûr et exquis.
J'ai admiré la grande salle gothique, les chambres : arabe, chinoise, japonaise, la mosquée où la tombe d'Azyadé est toujours parée de fleurs, où l'eau coule doucement dans un bassin de marbre blanc, où tout est authentique : tapis, chandeliers, lampions de couleur éclairant mystérieusement les colonnes légères, l'or des ornements, les pierreries et les tissus étranges.
SALLE GOTHIQUE MAISON PIERRE LOTI 17 ROCHEFORT |
CHAMBRE MAISON PIERRE LOTI 17 ROCHEFORT |
CHAMBRE ARABE MAISON PIERRE LOTI 17 ROCHEFORT |
MOSQUEE AILE DROITE MAISON PIERRE LOTI 17 ROCHEFORT |
MOSQUEE AILE GAUCHE MAISON PIERRE LOTI 17 ROCHEFORT |
J'ai admiré tout cela, mais c'est surtout la partie ancienne de la maison, la vieille cour, le jardin, qui m'ont le plus touchée.
PIERRE LOTI DANS SON JARDIN 17 ROCHEFORT |
Pour moi, toutes ces choses, vieux meubles, modestes aquarelles aux murs, étroit escalier en bois foncé, lucarne d'où l'on voit tout Rochefort et le lointain, chaque pierre de cette cour si pleine de souvenirs, ces roses qui tombent en grappes parfumées le long du mur, ce lierre touffu couvrant la maison, plein de nids d'hirondelles, les gargouilles grimaçantes se détachant de sa sombre verdure, — tout cela a gardé pour moi un inoubliable charme.
En écrivant ces lignes, j'entends le cri aigu et frais des hirondelles, je vois leur vol léger dans l'air pur à l'heure du crépuscule, quand la nuit descendait doucement sur le jardin où nous étions assis, Loti, sa femme, son fils et moi, sous un vieux berceau de verdure.
De loin, dans le calme mélancolique du soir, on entendait d'étranges appels de fanfares, le tintement d'une cloche.
Puis un silence se fit. Cloche, fanfare, hirondelles s'étaient tues. De temps en temps, la cigarette de Loti éclairait ses grands yeux rêveurs ; puis sa figure rentrait dans l'ombre.
Et moi, encore sous le charme de cette soirée et de cette exquise demeure, où l'un des écrivains les plus chers de notre époque revient chercher le repos, vivre dans ses souvenirs, je souhaitais de conserver en mon cœur, comme à jamais gravés, les moindres détails de ce séjour, comme je voudrais maintenant trouver des mots touchants et doux, pour dire toute l'émotion délicieuse, tout l'enchantement que j'y ai ressentis.
Impressionnés par cette heure de rêves, nous nous taisions tous... Alors, sur le mur, au-dessus du fouillis de roses, le profil imposant d'un gros chat blanc se dressa. Il venait à nous lentement, marchant d'un air digne sur la crête du mur, laissant traîner sa belle queue, comme sûr d'être bien reçu. Il rompit le charme ; il fut joyeusement accueilli et fêté ; il avait son histoire, et l'on en parla.
PIERRE LOTI ET SON CHAT PAYS BASQUE D'ANTAN |
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