UN VOYAGE AU PAYS BASQUE EN 1897.
Le Pays Basque est, depuis longtemps, une terre d'excursions pour les voyageurs du monde entier.
Voici ce que rapporta à ce sujet la revue mensuelle La Revue du Palais, le 1er novembre 1897, sous
la plume de Georges Haume :
"En Pays Basque.
... Le lendemain, je descends respirer l’air léger de l’aurore, sous le toit des platanes. Mais un homme en habits poudreux et rapiécés, un foulard rouge au cou, un chapeau de feutre, chose extraordinaire, au lieu d’un béret, sur ses cheveux durs, est acagnardé sur la dalle du seuil. Il fume la cigarette en fredonnant une chanson très lente, en regardant, de l’autre côté de la route, dans le pré, les cerisiers criblés de fruits. Il paraît gêné de mon apparition, moi un étranger, non vêtu à la mode basque. Je m'assieds auprès de lui, sur le banc de bois posé contre le mur. Car ce passant aux yeux hardis, dont la face allumée, un peu pâteuse, n'est point celle d’un Basque, m’intrigue par son flegme et son insouciance. J’ai beau l’examiner, il ne bouge guère. Tout de même, il m’observe aussi, à la dérobée. Brusquement, il s’en va dans la cuisine. Je l’entends causer à voix basse avec Mme Camino. Il se renseigne sur mon compte.
Le voici de retour, assis de nouveau sur la dalle du seuil. Il soupire, puis se tournant vers moi, il engage la conversation :
— Il fera beau aujourd’hui, monsieur.... Monsieur n’est pas de ce pays ?
— Non.... Ni vous, je crois ?
— Moi, je suis de la vallée d’Aspe, du côté d’Oloron. Oh ! mais, il y a longtemps que je vis dans la Biscaye. Ah ! je les connais, ces montagnes....
Il me désigne, derrière son dos, le Mondarrain, les sommets d’où l’on descend en Espagne.
— Vous ne vous doutiez pas, reprit-il en riant, que cette nuit je couchais près de vous. La mère Camino me donne toujours la même chambre. Je passe ici une fois par mois à peu près.
Intrigué davantage par le métier que peut bien exercer un si brave homme, qui paraît content de la vie, je l’interroge :
— Vous êtes voyageur ?
— Mon Dieu, oui, je voyage constamment. Avec mon violon, je fais danser la jeunesse aux bals, aux mariages.... Seulement, on ne danse pas tous les jours. Le violon ne rapporterait guère.
Il ricane presque, avec une malice d’enfant. Sans transition, il m’offre des boîtes d’allumettes, beaucoup d'allumettes à très bon marché. Allons, je n’ai pas de mérite à le deviner, voici un de ces contrebandiers romanesques, dont les exploits nous intéressent, au loin. Celui-ci, ma foi, paraît être le meilleur garçon du monde. Il fouille ses poches, en retire des boîtes grossières bourrées d’allumettes en cire jaune. Je les lui achète. Et aussitôt encouragé, il se met à bavarder avec le plaisir glorieux de vanter les choses qu’on aime :
— Ah ! monsieur, la contrebande, c’était bon autrefois, quand il n’y avait pas de chemins de fer et qu’on n’avait pas ouvert tant de routes à travers les Pyrénées ! On peut si aisément aujourd’hui s’en aller en Espagne par le chemin de Laxia, par les chemins de Sarre, d’Olette, de Roncevaux, et même, tenez ! par celui de Saint-Etienne de Baïgorry où l'on construit une voie ferrée qui ira droit à Pampelune !... Oui, si vous saviez ! Les maisons de Paris, de Bordeaux, des grandes villes, savent se servir de leur argent. Avec de l’argent, on s’entend très bien avec les carabineros de l’Espagne, et d’abord avec les chefs de Pampelune et de Saint-Sébastien. Les marchandises passent en charrettes, en payant un impôt aux carabineros voilà tout, mais un impôt très faible.... Que voulez-vous ? Tout change. Il faut se résigner.
— Pourquoi donc, demandai-je, continuez-vous à pratiquer un métier qui ne compense plus par ses bénéfices les fatigues et les dangers auxquels il vous expose ?
— L’habitude.... J’aurai 40 ans bientôt. J’étais adolescent, lorsque j’ai commencé à gagner ma vie dans la vallée d’Aspe, dans la gorge de Lescun où le diable lui-même n’est jamais passé.
— Vous n’avez jamais été pris ?
— On ne peut guère l’être.... Nous opérions par bandes de cinq ou six. Avant de partir, nous étions informés sur les intentions des douaniers, qui chaque soir modifient leur itinéraire de surveillance. Nous filions loin des fermes et des grottes, d’où ils nous guettaient.... Le plus pénible est de marcher dans l’obscurité, au milieu du silence. Malgré nos précautions, on était pincé parfois : mais voilà, jamais nous autres. Oui, dès qu’on entendait la douane, on rejetait le ballot de l’épaule, et en avant, à tire-de-jambes, on se sauvait. Le plus à craindre, c’est les gens qui vous vendent soit par rivalité, soit par intérêt. Dans ce cas, les douaniers organisaient une battue, et dans les passages les plus dangereux, on les voyait surgir de leurs cachettes.
— Ils ne tiraient pas sur vous ?
— A parler franc, ils liraient en l’air. Il leur suffisait de nous mettre en déroute, d’empêcher la contrebande. Une fois seulement, il y a eu mort d’homme.
— Un des vôtres qui se révolta ?
— Non. Cette nuit d’automne qu’il avait neigé, nous avions affaire à cinq soldats commandés par un officier.
Sachez que dans ces battues, ils se dispersent, chacun d’eux marche à son gré. Puis, l'expédition terminée, quand ils n’espèrent plus attraper la contrebande, ils redescendent, chacun par son sentier, dans l’endroit désigné d’avance pour le rassemblement.... Or, cette nuit de vent et de neige, un des nôtres, par dépit, s’arrêta net derrière une broussaille ; là, bien dissimulé, il guetta, à son tour, nos persécuteurs qui pourtant font leur devoir, puisqu’ils sont payés. Cependant, un des soldats, emporté par son zèle, perdit le contact de sa petite troupe, et flairant peut-être sa proie, il suivait le sentier qu'avait abandonné notre camarade.... Ah ! je vous assure que celui-ci ne manqua pas le pauvre homme avec son couteau, la seule arme que nous ayons, nous autres, pour nous défendre. Le lendemain, les jours suivants, tous les douaniers de la région se réunirent pour rechercher leur collègue. Il neigeait davantage ; les recherches furent longues. On découvrit enfin le cadavre sous un roc. Ses mains et sa figure étaient déjà rongées par quelque bête. Notre camarade ne reparut plus, on n’entendit plus parler de lui. Il doit vivre en Espagne sous un nom d’emprunt.... Quoi qu’il en soit, la contrebande devint désormais fort difficile dans la vallée d’Aspe.
— Avouez qu’on n’avait pas tort de vous pourchasser.
— Oh ! un contrebandier fait si peu de mal !...
— Alors, vous êtes venu ici ?... Mais vous ne vous cachez pas beaucoup, dites-moi ? Les douaniers s’arrêtent quelquefois à l’auberge.
— Pourquoi me cacher pendant le jour ? La nuit, quand je pars, je suis très bien informé, allez. D’abord, ces douaniers sont-ils aussi familiers que moi avec la montagne ? Vous comprenez, la plupart d’entre eux viennent de Pyrénées lointaines, même de la Gironde.
Mon homme bavarda pendant une heure sur le ton poli, onctueux, des Gascons de sa race, dont la loyauté n’a pas bonne réputation en Biscaye.
— Ah ! la montagne! s'écria-t-il. Vous ne désirez pas la visiter ? Vous ne risquerez rien avec moi, je vous assure.
Un petit frisson me parcourut des pieds à la tête. Etait-ce de la frayeur ? Je ne sais. Le contrebandier me regardait avec des yeux très doux, pleins d’amitié.
— Non, lui dis-je, j’aime mieux aller à l’aventure.
— Autrement, vous savez, à part ça, les contrebandiers sont honnêtes....
Il me tendit la main et partit. Je ne le revis plus. Le soir, je voulus à mon tour me renseigner sur son compte. Mme Camino, qui souriait de ses lèvres minces, m’expliqua que cet homme était un excellent payeur et qu’il ne faisait jamais du bruit dans l'hôtel.
Le lendemain matin, une minute après le passage du facteur rural, arrivent deux douaniers de la caserne de la Place. A peine sont-ils installés dans la petite salle, dont la fenêtre est entrouverte ouverte sur la terrasse, que je les rejoins. Loin de se méfier de moi, ils s’excusent presque de me déranger. Je m’assois simplement à leur table, puisqu'il n’y en a pas d'autre, une table ronde qui peut contenir une douzaine de personnes. Nous nous désaltérons ensemble. Ils me font l'éloge de ce pays basque, de la vie d’excursions et de distractions qu’ils y mènent. Si le revolver d’ordonnance ne luisait pas à leur ceinture, je les prendrais encore, ma foi, pour des soldats de la parade de dimanche. Tous les deux, jeunes, sont du pays d’Oloron, le pays de mon contrebandier. Sur ce chapitre de la contrebande, ils m’assurent que leur rôle est plutôt de la prévenir que de la réprimer. Quelques irréguliers du bon vieux temps s’obstinent à porter des ballots d'étoffes en Espagne, mais en somme, tous les paysans sont ici fidèlement attachés à leur terre. Les douaniers fument. Mme Camino, qui ne néglige aucune précaution, a posé sur la table d’authentiques allumettes de la régie. Comme elles sont bientôt épuisées, les fumeurs se servent tranquillement de leurs propres allumettes, et de même que j'ai déjà reconnu leur gros tabac d’Espagne, de même je reconnais les boîtes pareilles à celle que m’avait vendues, la veille, le joueur de violon.
CASERNE DOUANIERS BASSEBOURE ITXASSOU PAYS BASQUE D'ANTAN |
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