LES RÉVOLTÉS DE LA PRISON D'EZKABA EN MAI 1938.
Pendant la Guerre Civile d'Espagne, le 22 mai 1938, 795 prisonniers s'évadent de la prison d'Ezkaba, en Navarre.
Voici ce que rapporta à ce sujet le quotidien Ce Soir, dans plusieurs éditions, sous la plume de
Stéphane Manier :
- le 28 mai 1938.
"Les révoltés de San Cristobal.
De notre envoyé spécial Stéphane Manier.
Hendaye, 27 mai (par téléphone).
Les révoltés de San Cristobal seraient dans le col de Velate, versant espagnol des Pyrénées, au-delà de Sare (France).
Cernés par les troupes franquistes, mais organisés en formation de combat avec arrière-garde, ils livreraient bataille à ceux qui les traquent.
Leur nombre serait de 1 000 à 1 200, tous phalangistes. Ils ne se considéreraient pas comme des évadés, mais comme des combattante ayant participé à un coup de force encore inachevé.
La prison de San Cristobal est une énorme forteresse ceinte de murs épais qu'il n'est pas facile de franchir sans complicités extérieures.
Dimanche, 200 civils sont venus libérer les phalangistes prisonniers et leur apporter des armes, selon un plan concerté, de coup de force ou de coup d'Etat, organisé par la Phalange contre le "traître" Franco. C'est en effet par le mot traître que les phalangistes qualifient maintenant le chef de la rébellion. Le commandant du fort aurait été l'un des artisans de ce complot.
L'objectif assigné aux prisonniers de San Cristobal était la prise de Pampelune ; San Sébastian, Bilbao et Santander devaient également par surprise tomber entre les mains de la Phalange.
Un jeune Espagnol, vêtu avec distinction, l'air fiévreux, très exalté, avait demandé mon adresse et est venu me trouver hier. Je l'ai, paraît-il, profondément blessé et j'ai avec lui atteint l'honneur de la phalange en parlant de "fugitifs".
Cet étrange interlocuteur s'est écrié :
"Nous ne sommes pas des fugitifs. Jamais. Les phalangistes de San Cristobal sont des héros de la vraie Espagne. Ils portent des noms illustres : ce sont les fils des plus grandes familles de notre pays. Il y à avec eux les meilleurs officiers, un colonel au nom célèbre.
Je ne peux pas tout vous dire, mais dimanche, un homme nous a trahis. Les troupes du "traître Franco" sont arrivées quand les phalangistes sortaient du fort. Mais les révoltés se sont emparés à temps des camions qui se trouvaient là. Ceux qui n'ont pas pu prendre place dans ces camions ont été massacrés. Parmi ces derniers, les deux cents civils qui étaient arrivés de Pampelune.
Croyez bien que les phalangistes n'ont nulle envie d'être traités de fuyards, ni de venir en France et moins encore d'aller à Barcelone. Si deux ou trois passent la frontière, personne ne pourra les voir, ni les gendarmes français, ni les carabiniers franquistes.
D'abord ceux de San Cristobal n'ont pas l'intention de se faire protéger par les autorités de Barcelone. S'il en est qui passent, vous appelez cela, en France, des agents de liaison. La Phalange engage un combat pour l'Espagne.
Les révoltés de San Cristobal, selon ce jeune homme, tiennent dans la montagne et s'ils franchissaient la frontière, c'est qu'ils auraient été vaincus par leurs poursuivants. Ils se feront, paraît-il, plutôt tuer sur place."
Je vous transmets ces déclarations faites en France par un jeune homme, frémissant et exalté, et dont le regard me toisa avec quelque insolence parce que je représentais un journal qui ne lui plaît pas.
Mais ce qu'il dit explique peut-être la disparition des révoltés de San Cristobal et sans doute pourquoi ils n'ont pas franchi la frontière.
L'enquête officieuse, menée ces jours-ci, confirme d'ailleurs ces explications sur un point. Des escarmouches ont mis aux prises, dit-elle, les troupes franquistes et les phalangistes de San Cristobal dans la région de Velate. Les phalangistes disposeraient d'environ huit cents fusils ; ils sont mystérieusement ravitaillés."
- le 29 mai 1938 :
"Les révoltés de San Cristobal demeurent dans la montagne où ils sont cernés.
De notre envoyé spécial Stéphane Manier.
Saint-Jean-de-Luz, 28 mai (par téléphone).
— La révolte de San Cristobal date déjà d'une semaine et le versant espagnol des Pyrénées garde toujours son secret.
Le froid s'est emparé des cimes. Voici que la neige, depuis deux nuits, les blanchit. Sur les Aldudes, un orage de montagne a brisé les câbles du téléphone. Et la région des massifs sans route, à 1 500 mètres d'altitude, où l'on suppose que sont réfugiés les révoltés de San Cristobal, est en proie aux cruelles avalanches d'un hiver revenu.
Cependant, en dépit du silence inexpliqué sinon inexplicable, la police et l'administration françaises demeurent en état d'alerte.
Le sous-préfet de Bayonne, M. Daguerre, et M. Ceugnart, commissaire spécial d'Hendaye, restent de jour et de nuit à l'écoute.
Les services d'ordre qu'ils dirigent sont maintenus entre Saint-Jean-Pied-de-Port et Urepel.
Dans la nuit froide et ténébreuse, où l'on devine la présence menaçante des sommets, gardes mobiles, gendarmes et policiers continuent d'explorer la frontière, projecteurs au poing.
— Les révoltés de San Cristobal sont-ils encore dans cette région ?
Tout se passe comme s'ils espéraient ou attendaient des événements qui les délivreront de leurs souffrances.
Armés — et personne en Espagne rebelle ne nie qu'ils le soient — ils pourraient aisément surprendre les patrouilles franquistes qui les cernent ou croient les cerner dans le col de Velate.
Dix ou quinze kilomètres les séparent seulement de la France, et c'est une distance facilement franchie. Leur mutisme, évidemment, donne lieu à des méprises. Il suffit qu'un Basque de Sare dise par exemple : "On en attend 300" pour qu'à 80 kilomètres plus loin, à Saint-Jean-Pied-de-Port, par exemple, chacun répète "300 évadés ont franchi la frontière".
C'est ainsi qu'il se produisit, hier encore, une fausse alerte. L'un des révoltés de San Cristobal, affirmait-on, était interrogé depuis le matin par les gendarmes de Saint-Jean-Pied-de-Port. Emoi à la sous-préfecture ; émoi au commissariat spécial. Les ordres donnés : "Amener les évadés à Hendaye dans des cars, immédiatement" n'auraient-ils pas été respectés ?
L'évadé était simplement un déserteur de l'armée franquiste, un Basque d'Espagne, mobilisé malgré lui, et utilisé à la garde de la frontière. Il grelottait de fièvre dans son uniforme kaki. La peur des hommes, des villes, des chefs, l'avait tenu caché dans les rochers au bord de la Nive, depuis plusieurs jours.
Mais la faim le tuait. En tremblant, il se livrait aux gendarmes français. Devant la miche de pain au pâté et le vin qu'on lui apportait il eut une crise de sanglots. Il avait, dans sa misère, désespéré de la bonté de ses semblables.
L'arrivée d'un déserteur franquiste est chose fréquente au pays basque. L'état-major général de Franco a dû, il y a quelques mois, supprimer des dépôts de troupes à moins de 100 kilomètres de la frontière française. Les déserteurs fuyaient par groupes de 5 ou 6 vers les douceurs du versant français. Le bataillon se démantelait. Au risque de leur vie, les hommes passaient, car en montagne, où la frontière est une ligne hypothétique, les douaniers rebelles ont l'ordre de tirer à vue même du côté de la France, sur tout soldat en fuite.
Le fugitif n'était donc pas l'un des révoltés de San Cristobal et le mystère se reformait. Le sort des évadés préoccupe la région de Biarritz, et plus particulièrement les colonies espagnoles qui ont pris résidence aux environs. Ce sont là, soit des familles d'officiers franquistes, soit des phalangistes plus ou moins exilés, soit des réfugiés civils ou militaires. Les langues se délient donc, ne serait-ce que pour tuer le temps ; on va aux nouvelles. La curiosité est à vif quand il s'agit de son pays. L'imagination est très grande aussi. D'où la nécessité d'éliminer bien des informations et de ne retenir que les plus persistantes, celles que la répétition en divers lieux finit par accréditer et confirmer.
De ce que j'ai pu entendre et recueillir, il reste ceci :
La révolte de San Cristobal n'est pas un fait isolé ; elle n'a pu se produire qu'en vertu d'une action concertée.
La censure italo-franquiste (les Italiens surveillent tout en Espagne rebelle) ne laisse plus passer de nouvelles sur Saragosse. Naturellement, des bruits courent, incontrôlés encore, d'une révolte à Saragosse, analogue à celle de Pampelune.
Ces bruits peuvent justifier l'attente, dans une retraite ignorée, des révoltés de San Cristobal.
Sous cet angle, leur évasion apparaît comme la préface tragique d'événements proches. Elle suffit à révéler la haine qui oppose les alliés d'hier, mais il est d'autres signes de ce désarroi. Le chef des phalangistes de Pampelune, M. Moreno, un hôtelier, a été, il y a deux mois, jeté dans une cellule de San Cristobal. Cette mesure ayant provoqué des troubles graves (on ne donne pas le nombre des morts dans les rues), M. Moreno a été remis en liberté. D'autres phalangistes, moins populaires, lui ont succédé dans le fort humide de San Cristobal, après le discours du général Yague qui dénonça l'insolence des intrus italiens et rendit hommage à l'héroïsme des soldats républicains."
JUAN YAGUE Y BLANCO 1938 |
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