LE DUEL ENTRE JAURÈS ET DÉROULÈDE À BÉHOBIE EN 1904.
Le duel qui a opposé le directeur du journal L'Humanité, Jean Jaurès, et le dirigeant de la droite nationaliste, Paul Déroulède, en exil à Saint-Sébastien (Guipuscoa) est un événement marquant de la fin de 1904 au Pays Basque.
ARTICLE LE PETIT JOURNAL DUEL DEROULEDE JAURES BEHOBIE PAYS BASQUE 1904 |
Je vous ai déjà parlé de ce duel dans deux articles précédents, le 13/02/2017 et le 6/12/2019.
Voici ce que rapporta à ce sujet le quotidien Le Gaulois, le 7 décembre 1904 :
"La rencontre Déroulède-Jaurès.
Deux balles échangées sans résultat.
Par dépêche de notre envoyé spécial M. J. de Guéthary.
Hendaye, 6 décembre.
Ce matin, bien avant le jour, la gare de Saint-Sébastien offre une animation particulière. Journalistes espagnols et français, de nombreux amis de M. Déroulède et pas mal de curieux prennent le train de six heures. Le soleil éclaire de ses premières lueurs le cirque de montagnes dont la base est baignée par les eaux bleues de la Bidassoa. Autour de la gare d'Hendaye, une centaine de personnes sont réunies. Elles espéraient voir descendre du train M. Déroulède. Leur espoir est déçu.
Où doit avoir lieu la rencontre ? Telle est la question que chacun se pose. A la Croix-des-Bouquets, disent les uns ; à la plage d'Hendaye, affirment les autres ; à l'île des Faisans, déclarent sérieusement quelques sexagénaires, imbus encore des antiques traditions, qui voulaient que cette île historique fût jadis le Pré-aux-Clercs obligatoire de la gent batailleuse de Navarre et de Gascogne. L'île des Faisans ne peut plus aspirer à une pareille prétention. Sa déchéance date du jour où Théophile Gautier a écrit qu'elle n'avait pas la largeur d'une sole frite. Il y a plus de soixante ans de cela et, depuis lors, les morsures de la Bidassoa ont encore aminci ses bords. Les duellistes ont imité les faisans ; ils ont déserté l'île. Une dernière satisfaction lui est réservée : elle sera aujourd'hui le témoin résigné de la rencontre de M. Déroulède et de M. Jaurès. En effet, c'est dans une verte prairie de la rive française qui lui fait face que le leader nationaliste et le leader socialiste vont se trouver en présence, ainsi en ont décidé les témoins.
DUEL DEROULEDE-JAURES BEHOBIE 6 DECEMBRE 1904 |
La nouvelle s'en répand immédiatement. Nul doute alors que M. Déroulède ne rentre en France par le pont international de Béhobie. Voici, du reste, à l'entrée de ce village, les deux commissaires spéciaux de police d'Hendaye, des gendarmes à pied ; des automobiles, des voitures se rangent le long de la caserne de la douane. L'attente déjà longue va devenir cruelle. En effet, on apprend que le train de Saint-Sébastien, qui doit arriver à neuf heures un quart à Irun, a une heure de retard. Pour tromper les ennuis de l'attente, une agréable surprise nous est réservée. Acceptant l'aimable invitation de M. Pierre Lafont, un ami du Gaulois, M. Marcel Habert et M. de Laffitte, conseiller municipal de Saint-Sébastien, arrivent en automobile.
A l'entrée du pont international, du côté de l'Espagne, la plupart par sympathie, les autres par curiosité vont au devant de M. Marcel Habert, qui raconte avec d'amples détails son étonnante traversée de la France. Enfin, vers dix heures vingt, un landau est signalé sur la route d'Irun. Cette fois il n'y a pas à en douter, c'est M. Déroulède.
Le voilà, en effet, accompagné du docteur Devillers, de MM. Galli et Flayelle, député de Remiremont. Avant le poteau marquant la frontière, au milieu du pont, le landau s'arrête.
M. Déroulède descend. Il veut fouler le sol français, et en franchissant la ligne de démarcation il salue la France. La foule presque entière se découvre. Il remonte dans sa voiture qui, quelques secondes après, le dépose, ainsi que ses amis, devant la ferme de Simoenia, qui donne accès à la prairie désignée comme lieu de la rencontre. En attendant l'arrivée de son adversaire, M. Déroulède cause avec ses témoins et plusieurs de ses amis. Ses regards se portent sur le paysage admirable qui l'environne et qui évoque tant de grands souvenirs.
Au premier plan, l'île des Faisans où fut inscrite une si belle page de notre histoire la dominant, les ruines d'un vieux château, où en 1823 Armand Carrel et une poignée d'officiers à demi-solde essayèrent inutilement d'ébranler la fidélité de l'armée du duc d'Angoulême ; les contre-forts de San Marcial, où, en 1813, les soldats de Soult, malgré leur héroïsme, vinrent se briser contre l'armée de Wellington. Plus loin, les maisons coquettement étagées d'Irun, sentinelle de l'Espagne enfin, à l'embouchure de la Bidassoa, le clocher ciselé de Fontarabie, émergeant au-dessus des maisons blasonnées et des remparts aux cicatrices glorieuses.
DEBARCADERE FONTARRABIE GUIPUSCOA PAYS BASQUE D'ANTAN |
M. Déroulède et ses amis n'ont pas longtemps à promener leurs yeux sur l'horizon. MM. Jaurès, Deville et Gérault-Richard pénètrent à leur tour dans la prairie. Les témoins des deux adversaires se saluent. M. Déroulède échange quelques mots avec le docteur Lande, qui assiste M. Jaurès. On tire au sort la direction du combat qui revient à M. Galli, le choix des armes qui impose les pistolets à M. Déroulède et l'emplacement qui est favorable à son adversaire. MM. Guyot de Villeneuve et Deville mesurent les vingt-cinq pas qui doivent séparer les combattants. Ceux-ci se débarrassent de leur pardessus. M. Jaurès relève le col de sa redingote et échange son chapeau haut de forme contre le chapeau melon de M. Deville.
Les adversaires ainsi en présence, M. Galli explique les conditions de la rencontre et fait une répétition de la cadence. Cette cadence est relativement assez lente ; en tout cas, son indication préalable enlève toute surprise pour les combattants.
Les pistolets ont été chargés à Saint-Sébastien, en présence des quatre témoins, par MM. Guyot de Villeneuve et Gérault-Richard et déposés dans une boite scellée - détail piquant - avec un cachet de la Ligue des Patriotes représentant l'Alsace. Ils sont remis aux adversaires non armés et M. Galli les prévient qu'au commandement de : Etes-vous prêts ? ils auront à les armer eux-mêmes. Cette prescription et celles édictées antérieurement sont exécutées ponctuellement.
Au commandement, les deux coups de feu retentissent presque simultanément. Selon la formule, deux balles ont été échangées sans résultat.
DUEL DEROULEDE-JAURES BEHOBIE 6 DECEMBRE 1904 |
DUEL DEROULEDE-JAURES BEHOBIE 6 DECEMBRE 1904 |
DUEL DEROULEDE-JAURES BEHOBIE 6 DECEMBRE 1904 |
M. Jaurès reprend son chapeau haut de forme et regagne sa voiture avec ses témoins, qui saluent ceux de M. Déroulède. Celui-ci est entouré alors de nombreux amis, qui lui serrent la main. Il presse dans ses bras M. Guyot de Villeneuve, forcé de le quitter brusquement pour rentrer à Paris par le Sud-Express, et lui dit textuellement :
"Merci d'être venu pour m'assister et laissez-moi vous féliciter de tout cœur d'avoir rendu à la patrie et à l'armée un des plus grands services qu'on ait pu leur rendre depuis trente ans."
Sollicité par plusieurs de ses amis de venir s'embarquer à Hendaye pour traverser la Bidassoa et prolonger ainsi un peu son séjour en France. M. Déroulède répond : "Je suis venu me battre et non me promener." Cédant à de nouvelles sollicitations, il consent alors à rentrer en Espagne à pied par le même chemin qu'il a suivi en voiture à l'arrivée, escorté de M. Flayelle, de son ami intime M. Labille, avocat, et d'une centaine d'ouvriers et d'ouvrières, de jeunes filles et d'enfants qui l'entourent de démonstrations de sympathie.
Le proscrit traverse le village de Béhobie. Au moment de franchir le poteau de la frontière. M. Déroulède lève son chapeau et crie : "Vive la France !" Un groupe de jeunes gens répète ce cri en y ajoutant celui particulièrement significatif aujourd'hui de : "Vive la patrie !" En ce moment, Mlle Jeanne Déroulède. qu'accompagnent Mme et Mlle Labille, et qui, pendant les épreuves de ces derniers jours, a été admirable de dévouement et de courage, tombe dans les bras de son frère. Celui-ci tire de sa poche une jolie médaille de Jeanne d'Arc que sa sœur lui avait donnée le matin en lui disant : "Tu vois, elle m'a protégé !"
M. Déroulède, sa sœur et leurs amis se rendent alors au palais de Miramar, à Fontarabie, pour y déjeuner. Les échos de la Bidassoa, un moment réveillés de leur torpeur, ne répercutent plus que le bruit des flots qui battent avec violence les piliers du pont international.
PALAIS MIRAMAR FONTARRABIE GUIPUSCOA PAYS BASQUE D'ANTAN |
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